Une étude de cas sur des recherches participatives en éducation : le groupe 2ifper
G-L Baron et T. Laferrière
I. Introduction
En éducation, la recherche participative, associant des personnes de divers statuts (praticiens, chercheurs, décideurs) a une longue histoire. Se rattachant souvent à différentes disciplines, ce type de recherche se développe en général à partir de questions d’intérêt particulier pour des communautés de praticiens. Des actions sont lancées à partir de groupes de chercheurs qui fédèrent leurs efforts à cet effet, sur une base largement improvisée au sein de collectifs ad hoc.
Lorsque les travaux sont fructueux et suscitent de l’intérêt en dehors du groupe fondateur, des extensions se produisent parfois. La durée de vie de ces groupements dépend au premier chef de leur capacité à élaborer des projets intéressants pour des organisations officielles susceptibles de financer les travaux, soit le milieu associatif et militant où des personnes s’investissent bénévolement.
Dans ce processus, les idées évoluent et inspirent souvent d’autres acteurs. Nous allons ici présenter synthétiquement le cas du groupe de recherche franco-québécois 2ifper.
II. Naissance d’un groupe de recherche informel
1. Genèse
Tout groupe humain a des origines plus ou moins lointaines, qu’il est intéressant de repérer. En l’occurrence, on peut remonter à des rencontres ayant eu lieu à la fin des années 1990, largement en vertu du hasard, entre des chercheurs français et québécois lors de colloques aux USA, sur les usages éducatifs de technologies et la formation par les enseignants (conférences SITE).
C’était une époque où il y a eu un fort intérêt pour la mise en œuvre de nouveaux instruments de traitement de l’information au service de pédagogies « nouvelles », faisant appel à l’activité d’apprenants travaillant en groupe, sous la supervision (ou l’accompagnement) d’enseignants ayant été formés et adhérant aux idées de développer les activités apprenantes.
Des liens personnels ont ainsi progressivement été tissés entre des personnes travaillant à l’Institut national de recherche pédagogique en France et au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES) au Québec.
Puis des relations informelles se sont établies entre groupes de recherche affiliés à des institutions engagées dans la recherche participative (recherche-action, recherche design, recherche collaborative …). Des actions ponctuelles communes ont été lancées, en particulier autour des recherches menées sur les écoles éloignées en réseau au Québec et du Knowledge Forum (KF).
Il est intéressant de remarquer que si l’intérêt pour l’apprentissage collaboratif est partagé entre les deux groupes, le côté québécois a sans doute été davantage focalisé sur la réussite scolaire que le Français. Cette thématique est aussi présente dans ce pays, mais elle y a plutôt historiquement été abordée de manière pour ainsi dire duale, à partir de questions portant sur la réduction de l’échec scolaire, corrélatif des situations de milieu social défavorisé. La notion mise en avant après 1981 a été celle d’éducation prioritaire, avec la création de Zones d’éducation prioritaire (ZEP).
2. Naissance et activité du groupe
Les choses se sont développées avec la fondation en France en 2018 du groupement d’intérêt scientifique Interdisciplinarité, Innovation et formation (GIS2if) en France . Ce groupement d’établissements universitaires a établi des liens avec le réseau PERISCOPE au Québec .
Un groupe commun (nommé 2ifper par concaténation des acronymes) a été lancé en 2021 autour d’une question alors vive : le tutorat entre pairs pour l’apprentissage . Collectif sans financement particulier, il s’est donné pour raison d’être de confronter les idées de chercheurs ayant des questionnements similaires, mais des cadres de référence et des contextes d’investigation un peu différents.
Cette question du tutorat par les pairs a sa source dans l’enseignement mutuel mis en place à la fin du XVIIe siècle, revisité par le constructivisme et l’utilisation d’instruments informatisés. Plusieurs réunions transatlantiques ont été organisées (à distance) en 2021 et 2022.
La crise sanitaire du COVID 19 a conduit à une accélération d’un mouvement déjà observé : la tendance à la constitution de groupes d’élèves travaillant de manière solidaire en ayant recours à des ressources en ligne accessibles en dehors de l’institution scolaire et non validées par cette dernière (une montée en somme de l’apprentissage collaboratif non formel instrumenté par Internet, où le rôle de tuteur occasionnel est tenu par des pairs). L’intérêt du groupe s’est alors orienté vers les indices pouvant pointer vers une évolution graduelle de la forme scolaire traditionnelle.
Anne Sardier (France) et Christelle Robert Mazaye (Québec) ont exploré, chacune dans leurs propres contextes, les traces écrites d’élèves sur le KF. Audrey Raynault (Québec) et Arnaud Séjourné (France) ont étudié la collaboration avec les parents à des fins de réussite scolaire dans leurs contextes respectifs.
Leur travail en commun a débouché sur le dépôt en février 2024 d’un projet de recherche (CRSH) intitulé IND2 (Intégration durable du numérique durable) qui a obtenu une subvention Développement Savoir SSHRC-CRSH en Juin 2024 (55000 euros). Le projet vise à coconstruire une approche d’intégration d’usages durables du numérique pour les écoles québécoises et françaises en collaboration avec des acteurs des écoles, les parents et les élèves.
Simultanément, le début des années 2020 a également vu la montée, en France et au Québec, d’une volonté des autorités politiques de contrôler la recherche en éducation en favorisant ce qui relève de l’expérimentation randomisée de « ce qui marche » et en mettant en doute les autres approches. Les discussions au sein du groupe ont donc fait venir au premier plan la question des tensions et problèmes relatifs à la recherche participative, qui a donné lieu à une série de discussions, conduisant notamment à la présentation de contributions au colloque ACFAS 2024 et à la publication d’un article dans une revue et à un livre blanc.
Plus récemment, le déferlement de l’intelligence artificielle générative a conduit à la diffusion dans les médias d’opinions tranchées se concentrant surtout sur les aspects inquiétants de ce qui pourrait plutôt être pour eux une intelligence artificielle dégénérative. Le groupe, se fondant sur son expérience, a choisi de s’intéresser au potentiel des nouveaux instruments pour développer l’apprentissage, voire contribuer à un tutorat participatif associant humains et systèmes informatiques.
En mai 2024, les résultats d’une enquête ainsi que CollaBot, le « jeune » robot conversationnel du KF, ont été présentés lors du séminaire Intelligence artificielle et formation (SIAFO) du GIS2if par Béatrice Drot-Delange, Thérèse Laferrière et Georges-Louis Baron.
En octobre 2024, le 2ifper a été le lieu d’incubation d’un colloque aux Entretiens Jacques Cartier, sous l’égide des gouvernements de France et du Québec, et celui-ci avait pour titre IA générative et co-élaboration de connaissances en éducation. D’autres chercheurs du GIS2if et du réseau PÉRISCOPE y ont aussi participé. Présentement, le 2ifper est à planifier un deuxième événement de même type, qui se tiendra cette fois-ci en France.
III. Synthèses d’observations
Au cours de 4 ans d’une existence somme toute subsidiaire, le groupe n’a évidemment pas pu produire des résultats de recherche significatifs. Il a en revanche permis de mettre l’accent sur un certain nombre de thèmes valant qu’on y réfléchisse pour proposer des pistes de construction de recherches futures.
- Préoccupations éthiques. Les participants ont exprimé une préoccupation marquée concer-nant les enjeux éthiques liés à l’utilisation de l’IA générative dans le contexte éducatif, notam-ment les biais potentiels et le manque de transparence des données. Les risques de plagiat et de détournement du savoir liés à l’IA générative ont été soulignés, ainsi que la nécessité d’une vigilance accrue.
- Démocratisation et accessibilité. Bien que l’IA générative offre des avantages en termes de démocratisation et d’accessibilité, elle pourrait également créer des inégalités entre les diffé-rents acteurs.
- Rôle de l’IA générative en éducation. L’IA générative pourrait jouer un rôle d’assistance ou de tutorat en éducation, mais il est crucial de développer les compétences numériques des en-seignants et des élèves pour éviter une fracture numérique. Il est primordial de mettre en place des formations continues axées sur un usage éthique de l’IA générative, en mettant l’accent sur la création de connaissances et la réflexion critique.
- Rôle de la co-élaboration de connaissances. Un enjeu des usages de l’IA générative est de dé-passer les solutions se distinguant par une efficacité accrue. Il convient de mettre aussi l’accent sur la co-élaboration de connaissances qui valorise l’agentivité et la responsabilité collective.
- Recherche participative. Il est important de poursuivre la recherche participative pour pren-dre en compte les besoins du milieu en matière de développement de nouveaux outils et de pratiques à valeur ajoutée.
IV. Perspectives de recherche à court terme
Le groupe créé de manière informelle en 2021 continue donc ses travaux, dans un cadre relativement peu formalisé et avec une faible visibilité. Mais il a accumulé une expérience croissante. Désormais, l’enjeu est de continuer à problématiser sur des domaines d’intérêt pour le devenir d’un enseignement misant sur l’agentivité des enseignants pour conduire les élèves vers la réussite scolaire. On peut imaginer plusieurs domaines potentiellement prometteurs pour cela.
Le domaine des usages éducatifs de l’intelligence artificielle est sans doute celui sur lequel va se concentrer à court terme l’intérêt. Il est cependant difficile d’y élaborer des problématiques stables : les possibilités des systèmes évoluent bien trop vite, de même que les modèles économiques sous-jacents.
En particulier, si les questions relativement au remplacement éventuel des enseignants par des IA ne peuvent pas être considérées comme sans intérêt (la vigilance à l’égard des nouveaux environnements est de mise), elles ne sont pas parmi des questions de recherche bien posées (au sens où la recherche peut y apporter des éléments de réponse).
Il est prioritaire, dans cette période de fondation, de bien documenter à la fois les possibilités de génération qu’ont ces systèmes et les usages qui en sont faits dans la société comme en milieu scolaire, les obstacles qu’ils suscitent, les solutions qu’ils permettent d’apporter à certains problèmes. On peut prédire avec confiance que l’avenir n’est pas écrit et que ce qui se banalisera sera influencé par des facteurs non techniques et des rapports de force. Plusieurs points paraissent prioritaires.
• Veille autour des nouvelles possibilités et limites des environnements, notamment en termes de biais (en particulier repérage et analyse des cas éventuels d’émergence de nouveaux com-portements)…
• Etude des pratiques d’apprentissage informel
• Invention de modes de formation à un usage critique des systèmes informatiques
En somme, la complémentarité capacitante a émergé comme un concept clé pour envisager la relation entre l’humain et la machine, c’est-à-dire comment l’IA générative peut compléter et augmenter les capacités humaines. En résumé, les discussions ont convergé vers la nécessité d’encadrer l’utilisation de l’IA générative, de développer les compétences numériques et de favoriser une approche collaborative où l’IA générative est perçue comme un outil au service de l’humain…. Il est nécessaire de démystifier l’IA générative en comprenant que c’est une machine probabiliste.
Quelques références liées au travail du groupe 2ifper
Articles de revues
Allaire, S., & Laferrière, T. (2024). La recherche participative en tant que vecteur de développement professionnel de cinq parties prenantes. Le cas d’une initiative québécoise de longue durée. Diversité. Revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative, 205. https://doi.org/10.35562/diversite.4590
Baron, G.-L. (2024). L’IA générative en éducation : Quelques pistes de recherche. https://adjectif.net. https://adjectif.net/spip.php?article632
Baron, G.-L. (2025). Recherche en éducation et pouvoir politique ; quelques réflexions sur une tension ancienne. Les sciences de l’éducation – pour l’ère nouvelle. En cours de publication.
Baron, G.-L., & Fluckiger, C. (2021). Approches et paradigmes pour la recherche sur les usages éducatifs des technologies : Enjeux et perspectives. Canadian Journal of Learning and Technology, 47(4), Article 4. https://doi.org/10.21432/cjlt28059
Gueye, S. M. (2024). L’intégration de l’intelligence artificielle dans les usages d’un regroupement de recherche sur la persévérance et la réussite scolaire : https://adjectif.net. https://adjectif.net/spip.php?article631
Laferrière, T., Baron, G.-L., Allaire, S., Nadeau-Tremblay, S., Tremblay, M., & Beaudoin, F. B. M.-C. N. et J. (2022). Numérique, éducation et forme scolaire : Enjeux d’équité. Diversité. Revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative, 200. https://doi.org/10.35562/diversite.1625
Communications dans des colloques
Bernard, M.-C., Pomerleau, C. et Laferrière, T. (2025). Rapports aux savoirs et système éducatif québécois : des tensions surmontables ? Livre blanc du Réseau PÉRISCOPE. https://periscope-r.quebec/cms/1738931284072-rapports-aux-savoirs_agent-es_systeme_quebecois_livre_blanc.pdf
Baron, G.-L. (2024). Recherche en éducation et pouvoir politique : quelques réflexions sur une tension ancienne. Colloque Connaissances scientifiques en contexte au bénéfice du développement professionnel des enseignant·es et de la réussite scolaire et éducative : quel avenir? Congrès de l’ACFAS, Ottawa, mai 2024.
Autres références
Bongrand, P. (2014). La légitimité précaire de l’expertise. Un « Centre de ressources » entre science et politique : Le Centre Alain Savary (1993-2004). Carrefours de l’éducation, 37(1), 15 27. https://doi.org/10.3917/cdle.037.0015
Riordan, S. (2022). Improving teaching quality to compensate for socio-economic disadvantages : A study of research dissemination across secondary schools in England. Review of Education, 10(2), e3354. https://doi.org/10.1002/rev3.3354
Réseau PÉRISCOPE. Chantier Tutorat par les pairs (TuToP). https://www.periscope-r.quebec/page/1655242593806-chantier-sur-le-tutorat-par-les-pairs-tutop