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Le numérique comme domaine de formation et de culture ?

Le numérique comme domaine de formation et de culture ?

Table ronde animée par Georges-Louis Baron

Contribution de Philippe Cottier
Centre de Recherche en Éducation de Nantes.

Quels contenus pour l’enseignement d’une culture numérique ?

Question de vocabulaire

Précisons tout d’abord que j’entends dans la question le numérique comme un champ comprenant les objets techniques mais aussi leurs usages. Dans le cadre de l’enseignement et la formation. J’entends donc l’ensemble des outils numériques et les pratiques associées, y compris donc l’enseignement et la formation.

Je répondrai à cette question en m’appuyant sur quelques travaux menés au sein de notre laboratoire. Notamment la recherche USATICE qui étudie les pratiques numériques au lycée développées par différents acteurs (enseignants, élèves, conseillers principaux d’éducation et chefs d’établissements ; Cottier et Burban, 2016). Plusieurs conclusions, constats et observations peuvent éclairer une proposition quant aux contenus potentiels d’enseignement à une culture numérique.

    • Nos entretiens montrent que les lycéens s’approprient aisément, autant qu’ils le développent, un imaginaire les concernant. Ils se définissent fréquemment comme une génération singulière dotée de compétences numériques qui les distinguent de leurs ainés, parents ou professeurs. Un imaginaire empruntant des termes tels que Digital natives, génération Y, etc., très largement utilisés et reproduits. Des représentations et un imaginaire aussi partagés symétriquement par de nombreux enseignants. Mais ces compétences numériques censées caractériser les jeunes sont alors bien plus évoquées négativement ou de façon critique.

  • La littérature de recherche (par exemple Fluckiger, Bruillard, 2008), comme certaines de nos observations en situation (Vidal-Gomel, Cottier, Dagorn, 2016) semblent soutenir la thèse selon laquelle les jeunes ne transfèrent pas aisément leurs propres savoir-faire avec les TIC dans le contexte de l’école. C’est bien plus souvent l’inverse d’ailleurs qui se produit, notamment par l’usage de Réseaux socionumériques (« Facebook classe » notamment) à l’aide desquels ils importent, font circuler et discutent des ressources sélectionnées provenant du lycée ou de leurs propres recherches. Mais cette pratique est très inégale. Une analyse de situations de travail en TPE nous a par exemple montré qu’il n’existait pas de conceptualisation par les élèves observés des propriétés des outils qu’ils utilisent quotidiennement, ce qui limite, en ce qui les concerne, toute catachrèse (Rabardel, 1995) à des fins scolaires.
  • Les résultats quantitatifs et qualitatifs de cette étude montrent des stratifications sociales, certes, mais aussi bien plutôt des inégalités entre jeunes liées aux rapports qu’ils entretiennent avec le système scolaire et sa demande. Il existe ainsi de grands écarts en termes de travail scolaire personnel entre les élèves faisant un usage ludique du numérique élevé et ceux qui développent des usages productifs à des fins scolaires. Des différences significatives d’usages, de nature et de densité, existent aussi entre élèves de l’enseignement professionnel et de l’enseignement général. Si beaucoup des élèves rencontrés sont multitâches, tous ne marient pas leurs pratiques numériques avec le même succès et la même productivité dans les apprentissages et leur travail personnel : les meilleurs élèves développent des manières de faire éclectiques dans le cadre de leur travail personnel en mobilisant habilement un système de ressources, numériques ou non, institutionnelles ou non, dans une perspective d’apprentissage qui s’accompagne parfois d’une logique de distinction.
  • Certaines connaissances et savoir-faire nécessaires à l’appropriation d’outils ou fonctionnalités numériques ne sont pas prises en charge par le système scolaire alors même qu’on incite élèves et enseignants à les mobiliser (plateformes de collaboration, Environnements Numériques de Travail). Par exemple : comment collaborer, contribuer collectivement, s’organiser, planifier un travail collectif qui s’échelonne dans le temps et se mène dans plusieurs lieux ? Soulignons que l’émergence de situations médiées par le numérique au lycée, et plus largement à l’école, éprouve singulièrement des temporalités et des rapports aux territoires physiques inédits ou à tout le moins hétérodoxes. Or, il semble bien qu’un fâcheux malentendu s’est installé — reposant sur la croyance que l’usage intensif du numérique chez les jeunes suffirait à l’émergence de connaissances et compétences — qui entraîne une quasi-absence d’enseignement et de formation sur ces questions.

Quels enseignements donc ?

Dans un système où l’on doit admettre que le maître et l’enseignant ne sont pas les seuls vecteurs du savoir, on doit envisager les manières d’accéder et de former à l’accès à la connaissance, aux modes de collaborations et de contributions qui permettent de gérer de multiples ressources, documentaires, logicielles, dans une exigence de vérité, de rapport au vrai.

L’enseignant se trouve alors dans une mise en tension : répondre à des objectifs disciplinaires, centrés sur les savoirs, former et sensibiliser aux modes d’accès au savoir et à la validité (le rapport au vrai) des ressources accessibles par le web. Quand il ne s’agit pas aussi d’une mise en tension entre ces logiques et les logiques industrielles, socio-économiques et/ou politiques qui l’enjoignent périodiquement à l’utilisation de certains outils (Les TNT, Toujours Nouvelles Technologies, évoquées par Jacques Perriault, 2002).

Il me semble qu’un enseignement au « fait numérique » doit pouvoir être pensé et s’engager selon certaines conditions. Un enseignement :

  • pensé dans une continuité dès l’école élémentaire jusqu’au lycée (je mets de côté l’université même s’il va de soi que des enseignements de cet ordre doivent aussi trouver leur place.
  • qui ne doit pas distinguer artificiellement d’un côté le numérique dans ses dimensions technologiques et de l’autre le numérique comme fait social.
  • qui doit nécessairement s’entendre d’un point de vue critique et distancié.
  • dans une perspective qui doit pouvoir s’inscrire et se traduire dans les curricula disciplinaires.
  • qui concerne les élèves bien entendu, mais aussi les enseignants et personnels d’encadrement qui doivent pouvoir acquérir cette culture du numérique au sein de leur propre parcours (initial, continu ou par autoformation).

Selon moi principalement trois types de contenus d’enseignement, s’articulant les uns aux autres, devraient pouvoir être abordés dans le cursus du jeune :

  • Un enseignement portant sur les algorithmes me paraît indispensable. Non pas un enseignement de la programmation, à l’apprentissage d’un code quelconque (sauf à s’inscrire dans un parcours de formation à la production et la conception informatique), mais à ce qu’est fondamentalement le numérique porté par l’informatique, une succession d’instructions, essentiellement déterminées par l’humain pour atteindre une fin. Cet enseignement doit se penser selon moi dans une perspective critique (Cardon, 2015) de compréhension de la mécanique portée par les technologies numériques d’information et de communication. Le bilan des travaux portant sur l’informatique à l’école doit pouvoir être convoqué en vue de trouver un équilibre entre apprentissages de la technologie en ce qu’elle « cristallise » des finalités et acculturation à la technologie informatique (voir par exemple Baron et Drot-Delange, 2016)
  • Ceci pose ensuite des questions concernant les données disponibles et manipulées. À la fois les données personnelles ou institutionnelles (big, small, smart et open data) mais aussi les ressources numériques, de type textes, images, vidéo, animations, etc. Sur ce point, au moins deux contenus d’enseignements doivent selon moi pouvoir trouver leur place dans le cursus des jeunes.
  1. Portant sur les enjeux liés aux données personnelles et à la protection de ces données.
  2. Portant sur les enjeux concernant la production, la circulation, la création et la réception des ressources numériques mises en ligne. Un enseignement donc centré sur la prise de distance critique vis-à-vis des informations véhiculées, de leur traitement, de leur validité dans un rapport à la vérité et aux faits.
  • Le troisième type de contenus concerne les usages dans leur dimension pratique, centrés sur les apprentissages.
  1. Apprendre à travailler avec les outils numériques, types plateformes de collaboration et de contribution dans le cadre de travaux collectifs. Il s’agit de mettre à jour les enjeux de la collaboration et de la contribution en régime numérique. De développer des savoir-faire et d’entraîner des apprentissages en situation en matière de travail collectif en vue d’assimiler/accommoder des savoir-faire en matière de gestion de projet collectif et de collaboration.
  2. L’utilisation des outils de recherche et de traitement des données disponibles sur le WEB.

J’ajouterai deux volets complémentaires à ceux précédemment évoqués :

  • Un volet portant sur les risques psychosociaux propres au numérique, sa consommation notamment, ce qu’il engage de potentiels risques dans les activités humaines.
  • Un volet sociohistorique enfin, diachronique, permettant d’approcher les rapports entre technique et société. Même si la technique peut être inscrite au programme de philosophie en terminale, que certains aspects des rapports entre technologies et marchés semblent aussi abordés en géographie par exemple, il ne semble pas que la question numérique soit frontalement traitée

Quelles pistes de recherche à privilégier ?

Je souhaiterais répondre à cette question dans un premier temps en rappelant et prenant appui sur quelques constats soulevés en sciences de l’éducation et sciences de l’information et de la communication sur la question des usages des technologies de l’information et de la communication (par nos travaux ainsi que ceux, par exemple, de Brigitte Albero, Eric Bruillard, ou Georges-Louis Baron).

  1. Nos recherches impactent peu les décisions des bailleurs. Comment instruire leurs décisions (Albero, 2009) concernant à la fois le financement de programmes de conception technologiques et de dispositifs, ainsi que la recherche ?
  2. L’objet « numérique » est souvent abordé secondairement dans certains travaux « disciplinaires » portant par exemple sur les professionnalités, les curricula, etc. sans inscription, sans référence à des travaux antérieurs ou un corpus théorique impliquant les problématiques de recherche en matière de numérique.
  3. Les financements de la recherche, les appels à projet, portent moins sur des études d’usages que sur des problèmes de conception informatique ou des dimensions cognitives. Ceci a notamment pour conséquences de rendre tributaires les études d’usages de celles portant sur la conception informatique.
  4. Les études d’usages peinent à aborder les questions d’apprentissages, quand les approches centrées sur les apprentissages délaissent bien souvent les logiques d’acteurs qui construisent leur action.
  5. La conséquence de ces modes de financements et des manières de faire entraine une dissémination des travaux qui ne favorise pas une consolidation des approches et des résultats, les rendant peu lisibles, et surtout les soumettant au rythme des inventions techniques posant bien souvent, avec récurrence, les mêmes questions.
  6. Une demande sociale légitime visant à savoir si, et en quoi, les investissements couteux liés au numérique produisent les effets escomptés. Une formulation discontinuiste des liens entre technique et société imposée à la recherche et qui, sans trop forcer le trait, opposent : effets et rentabilité aux usages et à leur construction sociale ; causalité à subjectivité. Ceci à des conséquences négatives selon moi en dichotomisant des instances telles que conception et usages, et en renvoyant dos à dos les sciences informatiques d’un côté et celles portant sur les usages et l’activité des acteurs de l’autre.

Pour synthétiser (à grands traits) :

  • Les recherches en matière de numérique en éducation et formations sont disséminées, peu lisibles et peu connues des décideurs.
  • Ces derniers ne les mobilisent pas dans leurs stratégies (développement et pilotage de dispositifs et financement de la recherche), contingentant les études d’usages au statut de données pour la conception informatique.

Comment dépasser ces contraintes ? Quelles recherches envisager ? Sur quels modes ?

D’une part selon moi en travaillant sur des approches combinées (pluri, trans ou interdisciplinaires, et participatives). Il est possible ainsi de faire se rencontrer des traditions et des champs pertinents pour l’étude de l’activité des acteurs qui ne soient pas subsidiaires en regard des études plus technocentrées. Je pense ici à une mobilisation des théories de l’activité (Léontiev, Vygotski, Rabardel, etc.), de la sociologie des usages (Jouët, Jaurreguiberry et Proulx, etc.), des études sur les sciences et techniques, la théorie de l’acteur réseau (Callon, Latour, Akrich) et de la sociologie de l’expérience (Dubet). Outre l’adoption d’un positionnement plus anthropocentriste, il s’agit d’impliquer au-delà de préoccupations « traditionnelles » de la sociologie des usages, ce qui caractérise notre champ et ancre les situations que nous étudions : l’apprentissage, qui implique différents acteurs dans un processus interactif, interpersonnel, intentionnel et finalisé (Altet, 2002).

Combiner ces approches suggère plusieurs implications dont certaines ont déjà été évoquées par Jaurreguiberry et Proulx (2011) ou encore Albero (2009) :

  • Résoudre plusieurs tensions entre niveaux d’étude macro, méso et micro, entre cadres explicatifs classiques de la sociologie et cadres anthropologiques révélés par la situation et les pratiques, entre description locale (liées à la situation strico sensus) et montée en publicité, en généralité.
  • Le dispositif technique n’est plus central, il est un recours pour atteindre un but et n’a d’existence que dans sa mobilisation entière ou partielle. Ceci entraîne la disparition de la notion de « contexte » au profit de celle de situation et d’instruments considérés par l’individu comme pertinents pour son action. C’est l’acteur qui détermine le contexte, révélé par son action. Le face à face usager techno s’efface donc au profit d’un usager qui « fait-des-choses-dans-un-environnement » (Jaurréguiberry et Proulx, 2011) en mobilisant des instruments. Il s’agit pour nous d’appuyer l’idée d’une certaine centralité du sujet agissant, de la préférence d’un individu sujet plus qu’usager.
  • La focale qui détermine la situation n’est donc plus la technologie mais le sujet, seul ou en groupe, articulant diverses logiques d’identification, de démarcation et d’efficacité. Le recours à la technologie n’est ici que second. Celle-ci s’articule à d’autres instruments, numériques ou non, matériels ou symboliques, que l’individu va mobiliser pour résoudre les tensions entre les logiques d’actions qui caractérisent son expérience.

D’autre part, du point de vue du guidage de la recherche et de la méthode, il s’agit de proposer des approches adhoc, à caractère pluriel et pluridisciplinaire, participatif, impliquant les acteurs scientifiques et non scientifiques : chercheurs, commanditaires, acteurs du terrain ; évitant toute position de surplomb.

Les travaux menés dans le cadre de la recherche Usatice (Cottier et Burban, 2016) montrent qu’il est possible d’infléchir et de repositionner ainsi les demandes, d’élaborer des connaissances partagées sur les situations étudiées pour notamment en favoriser la dissémination.

Quelles pistes de recherche donc ?

S’appuyant sur ces caractéristiques, les pistes de recherche sont donc nombreuses. J’en envisagerai ici trois :

  • Les activités d’apprentissage en régime numérique. Quels instruments et systèmes participent de l’expérience des sujets en situation d’apprentissage ou enseignement-apprentissage ? Différents terrains peuvent être concernés dans le champ de l’autoformation, de la formation des enseignants ou l’enseignement des élèves et étudiants.
  • Les interactions entre acteurs de la communauté éducative (professionnels, parents, enfants, etc.). Comment se construisent ces pratiques communicationnelles et les interactions entre acteurs ? Quelle place y occupent les outils numériques d’information et de communication ? Quelle circulation des savoirs entre ces entités ? Cette perspective peut s’appliquer à différentes situations et concerner des acteurs très variés selon les terrains étudiés : école élémentaire, secondaire général ou technologique, université, formation des adultes. En formation des adultes ou enseignement professionnel par exemple, tout un pan de recherches portant sur l’élaboration de savoirs partagés par différentes instances telles que les entreprises, l’école, le CFA ou le centre de formation, l’apprenant, les équipes enseignantes, mériterait d’être étudié.
  • Les manières de faire des enseignants en régime numérique. Comment articulent-ils ressources et logiques d’actions dans leurs pratiques, entre normativité des curricula, injonctions institutionnelles et pressions industrielles, projets et fins personnels ?

Dans ce cadre général, trois thématiques méritent donc selon moi d’être étudiées, toujours à partir des sujets :

  • Les processus de conception de ressources pour la formation et l’enseignement : processus industriels et/ou bricolages et improvisations individuelles ou collectives.
  • L’identification des savoirs et compétences des sujets, leur statut, leur construction, leur circulation et leur mise en œuvre entre instances académiques et non académiques, scolaires et hors scolaires, formelles et non formelles.
  • Les logiques d’actions menées par le sujet en situation d’enseignement et/ou d’apprentissage, et le rôle qu’y jouent les instruments mobilisés.

Bibliographie

Albero, B. (2009). La recherche française en sciences humaines et sociales sur les technologies en éducation. Revue Française de Pédagogie, (169), 53‑66.

Baron, G.-L., & Bruillard, E. (1996). L’ informatique et ses usagers dans l’éducation. Paris : PUF.

Baron, G.-L., & Drot-Delange, B. (2016). L’éducation à l’informatique à l’école primaire. 1024- Bulletin de la Société informatique de France, 9, 73‑79. 
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2016/11/1024-no9-Baron-Drot-Delange.pdf
.

Cottier, P., & Burban, F. (2016). Le lycée en régime numérique Usages et compositions des acteurs. Toulouse: Octares Editions.

Cottier, P., & Vidal-Gomel, C. (2016). Les travaux personnels encadrés, candidats à l’étude des usages numériques des lycéens. In C. Formation (Éd.), Le lycée en régime numérique : Usages et compositions des acteurs (p. 43‑63). Toulouse : Octares Editions.

Dubet, F. (1994). Sociologie de l’expérience. Paris : Seuil.

Jauréguiberry, F., & Proulx, S. (2011). Usagers et enjeux des technologies de communication. Ramonville Saint-Agne : Erès.

Mollo, V., & Falzon, P. (2004). Auto- and allo-confrontation as tools for reflective activities. Applied Ergonomics, 35(6), 531‑540. doi:10.1016/j.apergo.2004.06.003

Perriault, J., & 128. (2002). Education et nouvelles technologies : Théorie et pratiques. Paris : Nathan Université.

Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies: approche cognitive des instruments contemporains. Paris : A. Colin.

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